Pour répondre à cette question, il est peut-être utile de se pencher sur un protagoniste d’un livre qui nous intéresse. Je lis depuis peu Jean Rhys, une écrivaine dominicaine, et je suis fascinée par ses héroïnes. Elle a presque toujours un personnage similaire dans ses romans : une personne un peu plus âgée et plus usée, mais fondamentalement la même, dont on ne peut s’empêcher de penser qu’elle s’est probablement modelée sur elle-même. Ces femmes sont les héroïnes les plus improbables. Elles sont souvent démunies, n’ont pas d’argent, pas d’endroit où vivre. Très souvent, elles n’ont pas de travail, ou si elles en ont un, c’est en tant que choriste ou quelqu’un qui vit aux crochets des hommes de leur vie.
Très souvent, malgré leur pauvreté, ils vivent à Paris et habitent des chambres d’hôtel qui, bien qu’un peu miteuses et déprimantes, nous sont rendues très vivantes. Ils y sont couchés, lisant, réfléchissant ou recevant divers amants. Ils sont peut-être misérables, mais on leur apporte leur petit-déjeuner au lit et ils passent leurs journées à se promener dans les belles rues de Paris. Elles ne sont pas totalement dépourvues de moyens de défense. Elles font des scènes avec leurs amants (Heidler, par exemple, dans « Quartet », qui est inspiré de l’écrivain Ford Maddox Ford, ou M. Mackenzie dans « Après avoir quitté M. Mackenzie »). Ils prennent leurs repas au restaurant et ne semblent jamais avoir à cuisiner, ni à faire le ménage, ni à laver leurs vêtements. Ils passent leur temps à errer dans les belles rues de Paris ou de Londres dans une sorte de brouillard, ou ils sont envoyés par un amant dans le sud de la France (Marya dans « Quartet », par exemple).
Leur misère est rendue presque, mais pas tout à fait, insupportable. Nous pouvons nous identifier à leurs chagrins, mais nous ne sommes pas complètement submergés par eux. Ils sont capables d’exprimer leurs émotions dans des phrases merveilleusement rendues. Prenons par exemple cette ligne de « Quartet » : « Elle commença à se sentir miraculeusement rassurée, heureuse et en sécurité. Ses pensées étaient vagues et agréables, son malheur lointain comme le bruit de la pluie. »
D’une manière ou d’une autre, nous suivons ces femmes, peut-être en fin de compte en raison de la perspicacité dont elles font preuve dans leur propre vie et dans celle de leur entourage, de leur capacité à exprimer avec sincérité leur vision de la vie, aussi triste soit-elle.
Références
« Quartet » de Jean Rhys Penguin Books
« Après avoir quitté M. Mackenzie » par Jean Rhys Perennial Library