« La capacité d’être perplexe est la prémisse de toute création, qu’il s’agisse d’art ou de science.
-Erich Fromm
La curiosité est un puissant moteur du comportement humain, nécessaire à la survie d’un point de vue évolutif, et considérée comme l’un des principaux systèmes de motivation intégrés au cerveau. Selon les travaux du neuroscientifique Jaak Panksepp (Davis & Montag, 2019), le système « SEEKING », aux côtés de CARE, PLAY, LUST, FEAR, SADNESS et ANGER, est une émotion primaire, essentielle pour répondre aux besoins fondamentaux (par exemple, la recherche de sources de nourriture et d’abri) ainsi que pour des activités plus sophistiquées dans le monde social et personnel (par exemple, l’établissement de nouvelles connexions, l’ouverture aux idées nouvelles, la croissance personnelle).
La curiosité, un instinct fondamental
D’un point de vue clinique, le système SEEKING a été impliqué dans la dépression (Coenen, Schlaepfer & Bonn, 2012). Lorsque notre capacité à explorer, à chercher des solutions, à apprendre de nouvelles choses et, d’une manière générale, à rechercher des territoires inconnus est entravée, nous pouvons non seulement être prédisposés à devenir dépressifs, mais aussi avoir plus de difficultés à sortir de la dépression.
Rien ne freine autant la curiosité que l’impuissance apprise, unfacteur qui s’est avéré essentiel dans les modèles animaux de dépression. Par exemple, dans une recherche classique mais troublante (Seligman, 1972), des chiens contraints de subir des chocs apprennent à ne plus chercher un moyen d’échapper à la douleur. Même lorsqu’une porte est ouverte, ce conditionnement les empêche de se lever et de sortir.
Le trait de leadership le plus précieux que vous puissiez avoir ?
Sur le lieu de travail, le comportement exploratoire est essentiel à la réussite, en dépit des admonestations selon lesquelles « la curiosité a tué le chat ». Dans les environnements dynamiques, les entreprises oscillent entre l’innovation et la reproduction, les deux stratégies nécessitant une investigation. (Axelrod & Cohen, 2001). Pour les équipes, la recherche de solutions crée un avantage concurrentiel, que les solutions soient des approches innovantes à des problèmes de longue date ou des adaptations de solutions existantes provenant de concurrents et d’industries adjacentes.
Le comportement exploratoire exige toutefois que les gens se sentent en sécurité. Lorsque les gens ne se sentent pas en sécurité sur le plan psychologique, ils se taisent ; lorsque les employés s’expriment et se heurtent au désintérêt des dirigeants, ils se taisent. Souvent, ils finissent par chercher un emploi ailleurs.
Dans le même ordre d’idées, comme le notent Thompson et Klotz dans une étude récente sur la curiosité des dirigeants et la voix des suiveurs, publiée dans la revue Organizational Behavior and Human Decision Process (2022), la curiosité a été décrite comme « le trait de leadership le plus précieux que l’on puisse avoir », au cœur des processus de transformation, de l’imagination visionnaire et de la croissance tout au long de la vie.
Définissant la curiosité comme « le désir de savoir, de voir ou d’expérimenter qui motive un comportement exploratoire, la recherche d’informations et l’apprentissage », ils font état de nombreux avantages associés à la curiosité des employés sur le lieu de travail : meilleure résolution des problèmes, amélioration de l’apprentissage, plus grand développement personnel, réduction de l’épuisement professionnel grâce à un engagement accru, et évaluation plus positive des tâches et des performances. Cependant, on s’est moins intéressé à l’impact que la curiosité des dirigeants peut avoir sur les employés.
Les auteurs de l’étude émettent l’hypothèse que la curiosité en matière de leadership, associée à une compétence générale, serait bénéfique à divers égards, qu’il s’agisse d’instaurer la confiance et d’encourager une prise de risque saine, d’encourager la créativité en fournissant un modèle positif, de faire preuve d’empathie et de favoriser la sécurité psychologique, pour finalement accroître la responsabilisation des employés et encourager les suiveurs à s’exprimer, à faire entendre leur voix. Les employés qui se sentent en sécurité sont plus enclins à prendre des risques en s’exprimant, ce qui est positif pour les performances individuelles et collectives.
Ils supposent en outre que la curiosité a plus d’impact lorsqu’elle émane d’un dirigeant masculin que d’un dirigeant féminin, compte tenu des normes de genre et de la méconnaissance. En moyenne, les suiveurs s’attendent à ce que les femmes fassent preuve d’ouverture et de curiosité ; lorsque les hommes affichent de tels traits, il s’agit d’une « violation positive », qui confère une « prime à la communauté ». En effet, dans une autre étude, les chercheurs ont constaté que lorsque les oratrices brisaient les stéréotypes et utilisaient efficacement l’humour dans leurs présentations publiques, elles étaient perçues comme ayant un statut et une compétence plus élevés (Miron-Spektor, Bear & Eliav, 2022).
Curiosité du leader, sécurité psychologique et autonomisation des suiveurs
Afin d’étudier l’impact de la curiosité du leader sur la voix du suiveur, Thompson et Klotz ont interrogé des équipes dans quatre environnements de travail différents aux États-Unis, notamment une société de conseil en éducation, deux organisations de soins de santé et une organisation de services financiers, afin d’inclure un échantillon diversifié de dyades leader-suiveur. Ils ont recueilli des données à trois moments sur une période de 14 semaines, en commençant par les rapports des suiveurs sur la curiosité du leader au temps 1, la sécurité psychologique rapportée par les suiveurs au temps 2, et enfin, au temps 3, l’évaluation par le leader de la voix du suiveur.
Dans les quatre échantillons, ils ont constaté que la curiosité du leader était associée à la sécurité psychologique des suiveurs. La voix des suiveurs est associée à la curiosité du leader, la sécurité psychologique étant un facteur de médiation important entre la voix des suiveurs et la curiosité du leader. Ils ont constaté que l’effet de la sécurité psychologique sur l’expression des suiveurs était plus fort chez les dirigeants masculins.
Les analyses ont également indiqué que la sécurité psychologique n’était pas la seule variable reliant la curiosité du leader à la voix des suiveurs. Les recherches futures visant à déterminer les autres facteurs en jeu pourraient se concentrer sur la modélisation. Les suiveurs sont susceptibles d’imiter les comportements qu’ils voient chez les dirigeants, copiant les bonnes et les mauvaises habitudes. Les employés dont les dirigeants sont curieux sont eux-mêmes plus enclins à l’être, ce qui se traduit par davantage d’idées et de choses à partager lorsque l’on sollicite leur avis. Favoriser l’ouverture à de nouvelles expériences, un trait de personnalité clé chez les personnes douées, est susceptible d’améliorer les performances de l’équipe.
Implications de la curiosité sur le lieu de travail et au-delà
Les résultats de cette étude mettent en évidence le rôle de la curiosité du leader sur la voix des suiveurs dans divers contextes professionnels. Avoir voix au chapitre, se sentir habilité et dire ce que l’on pense quand c’est important sont des facteurs hautement souhaitables chez les employés.
La recherche met en évidence le rôle clé de la sécurité psychologique dans la prise de risque générative, la valeur cruciale de la curiosité compétente sur le lieu de travail et le pouvoir du comportement des dirigeants pour donner véritablement le ton à l’ensemble de l’organisation. Bien que les dirigeants reconnaissent souvent que les employés apportent les meilleures contributions lorsqu’ils se sentent en sécurité et valorisés, ils peuvent en réalité avoir du mal à créer un tel environnement, en raison de sentiments de peur, de méfiance et d’insécurité.
En outre, les travaux mettent en évidence le rôle que jouent les attentes en matière de comportement sexospécifique dans l’influence de la réactivité des suiveurs. La curiosité était plus forte lorsqu’elle était manifestée par des leaders masculins, dont l’ouverture et l’empathie sont relativement inattendues, contrairement aux leaders féminins. Les mêmes attentes liées au genre ont rendu l’humour plus percutant lorsqu’il provenait d’orateurs féminins. Nous sommes tous sujets à des préjugés inconscients, et des recherches comme celle-ci révèlent exactement comment ils se manifestent dans des situations réelles.
Au-delà du cadre professionnel, la curiosité et l’ouverture d’esprit se sont avérées très utiles pour établir des relations saines et satisfaisantes. L’écoute et la réceptivité, la création d’un espace permettant à l’autre personne de s’exprimer et de développer son propre sens de l’autonomie, sont essentielles dans toutes les relations. Qu’il s’agisse de relations amoureuses, d’amitié ou de communication parents-enfants, la curiosité est un ingrédient dont nous ne pouvons pas nous passer, tout comme la capacité à vivre avec le doute et l’incertitude, sans avoir besoin de donner un sens aux choses trop tôt, appelée« capacité négative » par le poète John Keats.
Il convient toutefois de noter que si la curiosité engendre la sécurité psychologique, elle n’est pas le seul facteur. La compétence générale, une structure appropriée et la gestion des attentes, la modélisation d’un comportement souhaitable et une communication efficace sont autant d’éléments nécessaires.
Références
Axelrod Robert & Cohen Michael D. (2000). Harnessing Complexity : Organizational Implications of a Scientific Frontier. Basic Books, New York : NY.
Coenen, Volker & Schlaepfer, Thomas & Bonn, Allemagne. (2012). Les concepts du système SEEKING de Panksepp et leurs implications pour le traitement de la dépression par la stimulation cérébrale profonde. Neuropsychoanalysis. 14. 10.1080/15294145.2012.10773685.
Davis Kenneth L., Montag Christian. Principes choisis de la neuroscience affective pankseppienne. Frontiers in Neuroscience, Vol. 12, 2019, https://www.frontiersin.org/articles/10.3389/fnins.2018.01025.
Ella Miron-Spektor, Dr. Julia Bear, et Dr. Emuna Eliav, 0 : Think Funny, Think Female : The Benefits of Humor for Women’s Influence in the Digital Age. AMD, 0, https://doi.org/10.5465/amd.2021.0112.
Seligman ME (1972). « Learned helplessness ». Annual Review of Medicine. 23 (1) : 407–412. doi:10.1146/annurev.me.23.020172.002203.
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